Le 19 mars dernier, WILCO et La French PropTech ont réuni cinq experts de la construction et de la PropTech pour débattre d’un enjeu central : comment faire du bâtiment un levier essentiel des villes intelligentes ?
L’objectif de cette table ronde était d’apporter un éclairage concret sur la manière dont le secteur du bâtiment peut contribuer à la transformation urbaine. Pour cette première édition, le focus a été mis sur la construction.
Entre contraintes réglementaires, impératifs environnementaux et réalités économiques, l’événement a permis de croiser les perspectives d’acteurs publics, de grands gestionnaires immobiliers et de startups innovantes. Il a mis en lumière les réflexions et discussions nécessaires pour façonner la ville de demain. Animée par Margaux Boucher, Business Manager PropTech & Smart City chez WILCO, et Christine Battendier cofondatrice de NovAccess et ambassadrice de la French Proptech IDF, la table ronde a donné lieu à des échanges riches autour d’une vision commune : « Les bâtiments de demain sont les bâtiments d’aujourd’hui, nos villes de 2050 sont déjà construites à 90 %. »
Autrement dit, la priorité ne doit plus être d’ériger massivement du neuf, mais bien d’optimiser l’existant – un postulat qui a guidé les échanges.
Des experts aux visions complémentaires
Les intervenants reflétaient cette diversité de points de vue :
- Téo Garcia, référent innovation urbaine à la SOCAREN (société d’aménagement de Noisy-le-Grand), représentant la vision des collectivités locales.
- Vincent Dulac, architecte et CEO de Skop, une startup spécialisée dans le réemploi de matériaux.
- Didier Mignery, architecte et CEO d’Upfactor, expert en surélévation des bâtiments.
- Brahim Annour, directeur de l’innovation chez Gecina, foncière immobilière.
- Thomas-Elie Huber, directeur de la promotion immobilière chez Vestack, startup spécialisée dans la construction hors-site.
Quelles contraintes pour les collectivités ?
Téo Garcia a ouvert la discussion en rappelant les défis des collectivités territoriales, prises entre exigences sociales, politiques et environnementales, dans un contexte de réglementation de plus en plus stricte et de raréfaction du foncier. À Noisy-le-Grand, l’objectif est clair : densifier tout en rendant la ville désirable.
Aujourd’hui, l’acceptabilité des projets est un enjeu clé pour les collectivités, qui doivent être exemplaires sur l’environnement (énergie, gestion des déchets, qualité de l’habitat) tout en intégrant les habitants dans le processus de concertation.
Téo Garcia a cité des outils comme la labellisation des écoquartiers ou le référentiel Bâtiment Durable Francilien, qui permettent d’encadrer ces ambitions. Mais il admet : « Plus on est ambitieux, plus c’est complexe et long. »
Les réponses du privé : entre optimisation et rupture
Chez Gecina, la stratégie repose sur l’optimisation du patrimoine existant plutôt que sur la construction de nouveaux bâtiments. L’entreprise mise sur la restructuration de certains immeubles et la flexibilité de son patrimoine, notamment en Île-de-France. « Nous prenons en compte les évolutions du territoire et les retours d’expérience de nos clients pour proposer une offre qui répond à leurs attentes – des services à haute valeur ajoutée. » . Gecina place également au cœur de sa stratégie la décarbonation de son patrimoine en intégrant des innovations concourant à minimiser les consommations énergétiques et l’empreinte carbone.
De son côté, Vestack adopte une approche disruptive : industrialiser la construction durable. Présent sur l’ensemble de la chaîne de valeur, Vestack développe, conçoit et réalise des bâtiments modulaires en ossature bois, préfabriqués en usine avant d’être assemblés sur site. Ces bâtiments bas carbone devancent les seuils de la réglementation environnementale actuelle grâce à l’utilisation de matériaux biosourcés. Ce procédé constructif permet également de diminuer la durée des travaux et les nuisances de chantier.
Cependant, la complexité administrative et la multiplicité des acteurs ralentissent les processus. Pour Thomas-Elie Huber, la clé est d’intervenir dès la conception afin d’intégrer ce modèle industriel.
Adapter l’existant : « Révéler des opportunités avec ce qui existe déjà permettrait de couvrir 40 à 50 % des besoins. »
Vincent Dulac, CEO de Skop, a rappelé un chiffre frappant : « Seulement 1 % des 46 millions de tonnes de déchets du BTP sont réemployés chaque année. » L’objectif est d’atteindre 5 % d’ici 2028, mais la filière doit changer d’échelle.
Actuellement, la logique dominante est celle de la dernière minute : les bâtiments sont déconstruits et, en trois mois, tout doit être évacué. Pour répondre à ce défi, Skop a développé une solution d’inventaire partagé permettant à l’ensemble des parties prenantes du secteur de collaborer autour de flux de ressources, remplaçant excel, les PDF et les emails pour centraliser tous les processus sur une même plateforme.
« Les collectivités commencent à mettre les mains dans le cambouis. »
Dans cette optique, les chartes d’économie circulaire émergent comme un levier clé. Bien qu’elles ne soient pas strictement réglementaires, elles imposent aux entreprises de construction 1 % d’achats en réemploi. En conséquence, celles-ci cherchent des solutions pour répondre aux appels d’offres, maîtriser leurs coûts et atteindre les objectifs fixés dès la phase de conception.
Didier Mignery, d’Upfactor, a insisté sur l’enjeu de la sobriété foncière. Son outil logiciel permet d’identifier les bâtiments surélevables, évitant ainsi l’artificialisation des sols. À Strasbourg, cette approche a conduit la métropole à abandonner deux zones d’expansion urbaine au profit d’une densification douce.
Une vision pragmatique de la ville durable
L’optimisation du bâti existant est essentielle pour réduire l’empreinte carbone des villes. Plutôt que de multiplier les nouvelles constructions, il s’agit d’adapter et d’exploiter au mieux les infrastructures déjà en place. Une meilleure gestion des équipements, une régulation optimisée des consommations et une adaptation des espaces aux usages permettent déjà de réaliser des économies significatives.
Chaque solution doit être mise en œuvre en fonction du contexte et des besoins spécifiques, garantissant ainsi une approche pragmatique et durable de l’urbanisme. Le travail des prochaines années doit aller vers la facilitation du travail en milieu occupé. Révéler des opportunités avec ce qui existe déjà et montrer que finalement, cela pourrait déjà couvrir 40 à 50 % des besoins.
Zéro artificialisation nette : un débat ouvert
L’optimisation foncière se heurte néanmoins à des décisions politiques. La récente loi TRAS repousse à 2034 l’objectif de zéro artificialisation nette (ZAN), suscitant des réactions contrastées. Pour Didier Mignery :
« C’est un retour en arrière désastreux qui favorise l’étalement urbain. »
Téo Garcia rappelle que les ZAC (Zones d’Aménagement Concerté) ne sont pas incompatibles avec les enjeux de recyclage foncier, bien au contraire :
« Elles permettent de recycler des friches et d’intégrer l’ensemble des aménités urbaines (transports, commerces et équipements publics, etc.) comme dans le projet Saint-Vincent-de-Paul à Paris qui vise à requalifier un ancien hôpital en mettant en œuvre les principes de la surélévation des bâtiments existants. »
La question entre densification et aménagement planifié reste ouverte. Les intervenants restent d’accord sur le fait que les bâtiments de demain existent déjà aujourd’hui. En immobilier, les décisions prises aujourd’hui impacteront les 100 prochaines années.
Bureaux vacants et nouveaux usages : « 5 millions de m² de bureaux sont vides en Île-de-France, contre 4 millions il y a quelques années. »
Vincent Dulac a mis en lumière un autre enjeu majeur : « 5 millions de m² de bureaux sont vides en Île-de-France, contre 4 millions il y a quelques années. »
Transformer ces espaces en logements semble une solution évidente, mais le coût des travaux est un frein. Un mètre carré de bureau peut être deux fois plus cher à convertir qu’à construire, notamment en raison des contraintes liées aux façades et aux normes. Les propriétaires hésitent à déprécier leurs actifs, préférant parfois laisser les immeubles vides.
À La Défense, la vacance atteint 15 %. Certains immeubles sont si mal conçus que leur reconversion est quasi impossible sans pertes financières. Une anecdote illustre ce blocage : un bâtiment acheté 62 millions d’euros, resté inoccupé, a été refusé à 2 millions par un acheteur, car les travaux de transformation auraient coûté 60 millions supplémentaires.
Comment maximise t-on ces bâtiments ? Comment les surélève-t-on avec éventuellement de la construction en bois parce que c’est plus léger ?
Il faut aller chercher la complexité du projet pour associer différents choix techniques et être dans la finesse. On a besoin de spécialistes qui amènent une expertise à des opérateurs ou à des collectivités locales.
L’immeuble haussmannien : un modèle d’adaptabilité
Le modèle haussmannien illustre parfaitement la flexibilité des usages :
« Un immeuble de la fin du XIXe siècle peut accueillir commerces, bureaux, logements et même un label de musique. »
Aujourd’hui, repenser la ville, c’est retrouver cette mixité fonctionnelle, au-delà du zonage strict qui a marqué l’urbanisme moderne.
Quelle vision pour la ville de demain ?
Brahim Annour imagine « des immeubles flexibles à faible empreinte carbone, répondant aux besoins en constante évolution. Intégrant notamment des services et technologies adaptés. »
Vincent Dulac insiste : « C’est la ville d’aujourd’hui qu’on doit adapter. Les décisions actuelles auront un impact sur les 100 ans à venir. »
Didier Mignery prône une approche à petite échelle : « Multiplier les petites interventions et encourager la mixité d’usages, comme dans l’immeuble haussmannien. »
Thomas-Elie Huber mise sur l’agilité des professionnels pour adapter leurs solutions aux nouveaux enjeux et répondre à toutes les attentes.
Téo Garcia rappelle enfin que la complexité des projets allonge les délais, et que chaque territoire présente ses propres enjeux en matière d’habitat et d’attractivité économique, nécessitant de trouver les bons équilibres d’opérations.
Une ville à co-construire
Cette table ronde a mis en évidence une certitude : la Smart City ne se construira pas sans une transformation profonde du bâti existant. Surélévation, réemploi, industrialisation, mixité fonctionnelle : les solutions existent, mais leur mise en œuvre exige une collaboration étroite entre collectivités, entreprises et citoyens.
Comme le résume Didier Mignery : « On a besoin de gens capables de s’intéresser à la complexité. »
Face à l’urgence climatique et aux évolutions des usages, la ville de demain se dessine dès aujourd’hui : sobre, adaptative et résiliente.